Chez nous, près d’Ammassalik, sur ce Kalaalit Nunaat que vous nommez Groenland, la vie est très dure. Et puis j’ai sans cesse dans ma tête, depuis mon enfance, le battement du tambour. Sans cesse.

    Ma Mère détruisait le pouvoir des tupilat, des mauvais esprits. Je n’ai jamais compris comment. C’est d’elle que je tiens mon pouvoir, sans doute. 

    J’avais à peu près douze ans. Je suis sorti ; c’était le printemps. J’ai rencontré un petit qupannaq, un pinson des neiges. Son plumage n’était plus tout blanc. Il gisait là : je lui ai sauvé la vie. J’ai soufflé l’esprit dans son bec. La mère du petit oiseau est venue. Elle m’a parlé, et j’ai compris pour la première fois ce qu’un oiseau dit. Elle m’a dit :

     » Que préfères-tu que je te donne ? Le pouvoir d’attraper des ours quand tu le désires ? Ou bien celui de faire revenir les morts à la vie ? « 

    J’ai beaucoup réfléchi, et je lui ai dit : 

     » Je veux faire revenir les morts à la vie.  » La petite mère pinson m’a répondu :

     » Eh bien, à l’endroit où tu le demanderas, les esprits des animaux et ceux des hommes morts ressusciteront. Mais il faudra que tu résistes… à ta peur. « 

    Je suis donc devenu angakoq, shaman. J’avais environ douze ans. Nos morts revenaient. Ils ne parlaient jamais. Ils marchaient et nous regardaient, et ils nous accompagnaient à la chasse.

    Et j’ai commencé à soigner les gens. Je me fais attacher aujourd’hui encore à l’avant de mon illu avec des sangles de cuir. Et mon aide frappe son tambour en criant :  » Ajaja, ajaajaa ! « . Longtemps, très longtemps. Je me mets à respirer TRES FORT. Et je commence à VOIR : à voir les âmes de nos animaux ; nos sœurs et nos frères. Ours, phoques, leurs âmes me parlent. Et je leur parle. Ils sont mes alliés.

    Ceux de la mer, les bélugas, les baleines, les narvals – leurs âmes se taisent. Parce que j’entre dans leurs corps, et puis je voyage en eux ; très loin. TRES loin. Dans l’autre pays. Là où mène le grand Océan. En entrant dans leur corps et en nageant, je veux rejoindre la Reine de la Mer. Elle s’appelle NERRIVIK. C’est une Dame Narval. Son rostre, c’est un Inuk qui l’a tressé, avec sa longue chevelure qu’il a entortillée par jalousie et par amour.

    Quand je vois, mon corps devient immense. Il se confond avec mon âme. Il devient monstrueux ! Il remplit le monde tout entier. Mais… Il faut bien que j’y entre, dans le corps d’une baleine, ou d’un béluga. 
    Le tambour n’arrête pas de cogner à l’entrée. Les ajaajaa ! deviennent de plus en plus forts, de plus en plus rapides. Ils soufflent et ils halètent, ils halètent ! Ils montent, ils montent ! Moi, je geins, je gémis comme un qimmeq blessé, comme l’un de nos chiens. Ceux qui tirent les traîneaux. Je gémis, et,et… Et je crie. Je crie, parce que j’ai très mal. J’ai TRES mal. Mon corps se déchire en lambeaux : un bras, une jambe ; la tête. Et l’autre bras et l’autre tête. Pas du tout ce que vous, les Qaalunaat, vous croyez, l’harmonie de la Nature, tout ça. Non non ! Mais il faut que les morceaux d mon âme et de mon corps prennent la place de l’âme du cachalot ou de béluga.

    Une fois à l’intérieur, je vogue vers Nerrivik, ma Reine, notre Reine. C’est elle qui me dira pourquoi les membres de ma tribu sont malades.

    C’est elle qui me tuera, aussi, quand elle m’aimera trop. En plongeant au fond de l’Océan.

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