Roman à paraitre. Premières pages

Des cahiers dans le Pays muet

     J’ouvre le gros cahier noir, dit Luc. Sur la page de garde, il est écrit en vieux caractères allemands :  » C’est lui. Ce  sera moi. Le moi du vingt-et-unième siècle. Il faut poursuivre la route : c’est Dieu qui l’a commandé.  » Je reconnais la belle écriture élégante et maîtrisée de Joseph. C’était mon grand-père. C’est mon grand-père.

     La suite du cahier n’a rien à voir ; du moins, je n’y vois aucun rapport avec ces lignes de Joseph. Et elle a été écrite très longtemps après sa mort à la lisière du bois, voici maintenant plus de quarante années. La suite, c’est un certain Mathias qui l’a écrite. Des centaines de grandes pages à petits carreaux, comme une sorte de livre de comptes. Les comptes de sa vie… 

     C’est de lui que parle Joseph, sur la page de garde. Et j’ai été si stupéfait par ce que je découvrais dans ces pages délavées et graisseuses que je n’ai plus été préoccupé par autre chose que de les retrouver tous, ces cahiers diaboliques qui s’égrenaient dans la nature alsacienne et qui parlaient de moi, qui disséminaient les secrets de mon existence sous les pierres, sous les poutres, ou à cinq mille lieues de là aussi. Ces cahiers qui se dissimulaient comme des serpents ou comme des anges connaissaient tout de moi, des sources mêmes de ma vie. Pas moi. 

       » Je m’appelle Mathias. Dans ma tête passe et repasse un dirigeable en forme de cigare. Je n’y peux rien. J’aimerais beaucoup me débarrasser de ce fichu ballon dirigeable, dans ma tête ; mais ma vie s’y trouve enfermée. Rien n’y fait. « 

(…)